Communications CMAQ
Pièces de collection : faire émerger la beauté de la nature fragmentée
Entrevue CMAQ avec Jessica Beauchemin
Photos Jessica Beauchemin et Nicolas Chentrier
MONTRÉAL
Jessica Beauchemin - Ébéniste d'art. Jessica, merci d'avoir arrêté le temps et d'avoir accepté de te prêter au jeu de l'entrevue Matière à réflexion. Ici, pas de règles, pas de réponses justes. Ici, on passe de la confidence au ludique, du savoir au faire… des contrastes à la lumière… À toi de jouer, allons-y!
Ta matière (bois), pourquoi?
Plusieurs des choses qui sont aujourd’hui importantes dans ma vie ont pris racine dans mon enfance. Mon père a partagé avec moi son intérêt pour le monde naturel et l’ébénisterie. Petite, j’aimais l’accompagner dans son atelier et le regarder travailler en apprenant à bricoler des retailles de bois. Ma mère, quant à elle, a partagé avec moi son amour des plantes, de la lecture et des arts textiles. Adolescente, j’ai passé de longues heures à lire, dessiner et me coudre des vêtements un peu étranges et différents.
C’est certainement à cette époque que j’ai découvert une immense satisfaction, toujours présente aujourd’hui, à créer et fabriquer des choses de mes propres mains. Transformer la matière afin de matérialiser mes idées est ainsi devenu une part importante de mon identité. L’ébénisterie artisanale s’est imposée naturellement, comme un écho à mes racines.
Elle évoque quoi, elle t’inspire quoi, quel est ton lien avec elle?
Au départ, le bois était au centre de mon travail de création. Puis, doucement, guidée par ma curiosité, j’ai exploré de nouvelles matières et techniques.
Avec le temps, mon lien à la nature s’est développé. Depuis quelques années, je collectionne des spécimens cueillis dans mon environnement. Au hasard de mes pas, de mes balades en famille ou de mon quotidien, je cueille des fragments de nature (fleurs fanées, herbes, plumes, insectes morts, nids d’oiseaux délaissés, etc.). Ces parcelles de réels abandonnées et insignifiantes pour plusieurs m’apparaissent riches et porteuses de sens.
Je délaisse donc progressivement une approche spécialisée en ébénisterie fine pour m’ouvrir à un éventail de matières et techniques afin d’avoir une plus grande liberté dans la mise en valeur de ces spécimens naturels. Mon amour exclusif du bois a donc évolué vers un intérêt plus large et inclusif de la fibre et des matières naturelles ou organiques. Parce qu’au final, que je sois face à un morceau de bois ou une fleur fanée, je ressens le même émerveillement.
Peux-tu élaborer sur le low tech (1) dans la création de ta poésie visuelle (2)?
Je revendique plus de lenteur, d’authenticité, de naturel et de matérialité. J’ai besoin de m’ancrer lentement dans mon environnement; de laisser la poésie naître de l’émerveillement.
Travailler avec mes mains ou des outillages rudimentaires me permet de créer en douceur à l’aide de mes sens et réflexions un lien intime et significatif avec le monde qui m’entoure duquel émergent mes créations.
Comment expliquerais-tu ton métier d’artiste ébéniste à un enfant?
Tu sais, quand tu bricoles... tu transformes des matériaux pour fabriquer quelque chose que tu trouves beau, qui te fait penser à autre chose, qui te fait du bien ou pour faire plaisir à quelqu’un.
Mon travail d’artiste ébéniste, c’est la même chose. Je bricole le bois et toutes sortes de matières naturelles pour créer des objets qui font rêver, réfléchir ou vivre des émotions. Et ça me fait vraiment du bien à l’intérieur de moi.
Mais au fait, que t’inspire l’expression « être enraciné.e »?
Une sensation de plénitude, d’être en accord avec soi, d’être au bon endroit au bon moment, sur son fameux « X »
Tu rêves de voir ton art …?
… poursuivre son évolution.
Mais comme il fait plus ou moins partie de moi, je rêve davantage pour moi. Je rêve de prendre tout mon temps pour explorer toutes les avenues qui m’intéressent; d’avoir plus confiance; de me libérer d‘au moins quelques-uns de mes doutes; de créer jusqu’à la fin de ma vie; de toujours apprendre et me dépasser; de toucher plus de gens un peu partout.
Dans la vie, « avoir du panache » ou « coureur/coureuse des bois »?
Hum… je dirais coureuse des bois. Je préfère la découverte en nature qu’avoir fière allure.
Et ... porter attention aux détails de la nature dans tout cela?
Porter attention, accorder de l’importance, poser un regard différent.
Dans notre monde, je ressens une certaine perte de contact avec l’essentiel / la vie / la nature, que ce soit à la ville ou à la campagne. Bien peu d’entre nous peuvent nommer les noms des arbres, des oiseaux ou des plantes indigènes (et je m’inclus dans ce constat). Mais dès un très jeune âge, les enfants de notre époque reconnaissent presque d’instinct les logos des grandes marques.
À mon échelle, je refuse cette vision du monde que je trouve triste, déconnectée et blasée. Je veux porter attention aux détails de mon environnement, voir la beauté de la nature dans mon quotidien urbain, l’apprivoiser et la partager… une révolution de petites poésies naturelles et quotidiennes.
Quand mes enfants courent vers moi avec une cigale morte trouvée sur le trottoir et me l’offrent en me disant avec fierté : « Maman, on a trouvé un trésor pour tes projets, regarde comme elle est belle! », j’ai le sentiment de vivre un moment précieux et plein d’espoir.
La pièce ou l’expression?
Ni l’une, ni l’autre… plutôt la matière et l’émotion.
Tu as en tête une escapade … Tu nous fais découvrir quel.les artisan.es en métiers d’art et dans quelle région?
Puisqu’il n’y a pas de règles, je me permets de déjouer la question et de vous proposer une escapade culturelle plutôt que géographique. Parce que la création est aussi un puissant outil de rencontre, je vous invite à découvrir des artisan.e.s, issu.e.s de différentes communautés autochtones du pays.
- Atikuss par Josée Leblanc
- Teharihulen Michel Savard
- Yata Céramiques par Julie-Anne Bellefleur
- Assinewe Jewelry par Edie et Jacquelyn Assinewe
- One Kwe par Kathryn Corbiere
- Ujaraatsiaq’s Garments par May Ningeongan
La dernière chose que tu viens d’apprendre?
J’ADORE apprendre. J’apprends sans cesse, tous les jours, une multitude de choses auprès de différentes personnes. Ce qui me vient en tête, en vrac, pour les derniers jours :
- Les bases de la dentelle aux fuseaux, lors d’une formation avec Véronique Louppe.
- La méthode pour réaliser des « squelettes » de feuilles d’arbre, information cadeau offerte par mon amie Élyse De Lafontaine.
- Une citation de René Char « L’essentiel est toujours menacé par l’insignifiant. », en fouinant sur Internet.
- Certaines mantes religieuses peuvent chasser des colibris, fait insolite découvert par mon fils lors d’une recherche pour l’école.
- Je suis à la fois ma meilleure alliée et ma pire ennemie, grande vérité découverte dans un moment d’introspection.
Boomerang! À qui lances-tu l'invitation pour notre prochaine entrevue et pourquoi?
Je lance l’invitation à Samuel Pépin-Guay, charpentier de l'atelier Linéaire-Écoconstruction à L'Islet. Les réalisations de Samuel Pépin-Guay sont aux antipodes des miennes, et pourtant nous nous identifions tous deux à la grande famille des métiers d’art, si inspirante et diversifiée.
Linéaire-Écoconstruction fabrique des ouvrages en bois solides et robustes, inspirés de la charpente traditionnelle, mais ancrés dans l’esthétique et les enjeux actuels. Je trouve leur processus très inspirant et leurs charpentes de bois font naître en moi un sentiment de révérence.
POUR EN SAVOIR PLUS
Jessica s'est aussi livrée dans la websérie Toute un bagage qui propose une version courte d'épisode de la balado Tout un bagage > « La mission de la jeune femme est d’ailleurs de mettre en valeur des matières naturelles jugées banales : «Je souhaite que les gens les voient comme un trésor, car à mes yeux, il s’agit d’un trésor ».